Chapitre 20
Mathilde a installé ses dossiers sur les étagères, déposé ses stylos dans un pot, rangé ses fournitures dans le tiroir. Cela lui a pris une petite heure, en veillant à la lenteur des gestes, à ce que chaque décision advienne après plusieurs minutes de réflexion, disposer les choses ici ou là, au bord ou au milieu, au-dessus ou en dessous, pour quel usage.
De nouveau, elle attend.
On frappe à sa porte. Les deux techniciens du service informatique se tiennent sur le seuil, guettent son assentiment. Elle leur fait signe d’entrer. Elle les connaît. Ils s’occupent de la maintenance du parc informatique sur l’ensemble du site. Elle croise souvent le grand dans les couloirs. Le petit, elle le voit quand elle déjeune au self, il s’esclaffe à grand bruit, on ne peut ignorer sa présence.
Mathilde se lève et s’écarte pour leur laisser la place.
Ils échangent avec elle quelques considérations météorologiques. Elle joue le jeu, se félicite à voix haute d’apprendre que les prochains jours seront beaux. Comme si cela importait. Comme si cela pouvait avoir une incidence sur la suite des événements. Et puis ils se mettent au travail. Ils déballent, déroulent, branchent, assemblent.
En deux temps trois mouvements, ils ont installé un nouveau poste. Le grand effectue les dernières opérations nécessaires pour configurer l’appareil.
Pendant ce temps, le petit contemple le décolleté de Mathilde qui s’est assise. Elle porte l’un de ces soutiens-gorge qui ramènent les seins vers le centre pour qu’ils paraissent plus gros, les bretelles de dentelle sont de la même couleur que son chemisier. Là-dessus, elle n’a jamais lâché. S’habiller comme avant. Enfiler une jupe, un tailleur, se maquiller. Même si parfois elle n’avait plus la force. Même si venir en pyjama ou en jogging n’eût sans doute rien changé.
Voilà. Le grand redémarre l’ordinateur, il s’approche de Mathilde, il explique. Par défaut, elle est reliée à l’imprimante de l’étage, la laser Infotec-XVGH3018. Si elle veut éditer en couleur, elle doit sélectionner une autre imprimante.
Mathilde essaie de compter depuis combien de temps elle n’a pas imprimé un document.
Le grand a vu la carte posée près d’elle.
— Le Défenseur de l’Aube d’Argent ! Vous en avez de la chance, mon fils vendrait père et mère pour avoir cette carte ! C’est à vous ?
— Oui, mon fils l’avait en double, il me l’a donnée.
— Je vous l’achète !
— Ah non, je suis désolée…
— Allez, dix euros ?
— Je regrette, ce n’est pas possible.
— Vingt euros ?
— Je regrette, vraiment. C’est un cadeau. Et puis… je… j’en ai vraiment besoin.
Ils la saluent. Ils s’en vont.
Elle les entend rire dans le couloir.
Elle a dit j’en ai vraiment besoin. Comme si sa vie en dépendait.
Mathilde attrape la souris, s’approche du clavier. Elle clique sur l’icône d’Internet Explorer, tombe sur la page Google, tape World of Warcraft.
Elle n’a aucun mal à trouver les règles. WOW est un jeu vidéo ou en ligne avant d’être un jeu de cartes. Il compte des milliers d’adeptes à travers le monde.
Elle lit avec attention.
De l’autre côté de la Porte des Ténèbres, chaque joueur est un héros. Les cartes dont il dispose lui permettent de s’équiper d’armes et d’armures, d’utiliser des sorts et des talents, de recruter des alliés au sein de son groupe. En cours de partie, les cartes servent à infliger des dommages aux héros adverses ou, au contraire, à se protéger de leurs attaques. Le but du jeu est de tuer ses adversaires. Chaque carte héros a une valeur de santé inscrite dans le coin inférieur droit. Celle-ci indique combien de dommages ce héros peut subir. Les dommages subis sont permanents et non réversibles. Si le joueur reçoit des dommages supérieurs ou égaux à sa santé (« dommages fatals »), la partie est terminée. Le héros peut attaquer et se défendre contre les héros et alliés adverses mais, pour infliger des dommages en combat, il doit frapper avec une arme. Les cartes mortes, détruites ou défaussées vont dans le cimetière de chaque joueur.
Dans le cimetière, les cartes doivent être posées face recto.
Mathilde observe Le Défenseur de l’Aube d’Argent.
Sa valeur de santé est de deux mille points.
C’est une figure de défense, elle ne peut servir à l’attaque.
Le problème, c’est que Mathilde ne possède qu’une carte.
Le problème, c’est qu’elle a déjà subi un certain nombre de dommages.
Et qu’elle ignore combien de points il lui reste.